Je suis aussi de la génération de l’Internet, je m’exprime beaucoup sur mon site
www.awadi.net. Produire un film, c’est faire voyager le message dans le temps comme dans l’espace. L’image marque plus durablement que le son, et peut provoquer de vrais déclics. Quand on vous dit que Strauss-Kahn est arrêté, vous êtes choqué. Mais quand on vous montre l’image de l’ex-directeur général du FMI avec des menottes aux poignets, vous êtes K.O. Donc il faut pouvoir marquer les esprits pour pousser à réfléchir. L’image occidentale d’une Afrique peuplée uniquement de pauvres et de malades, est la seule à avoir droit de cité. Nous devons donc utiliser tous les canaux possibles pour nous raconter, exprimer notre créativité, nos réflexions, et notre place dans l’Histoire. C’est un combat. Et je dis moi-même en ouverture du film, face caméra, que Le point de vue du lion tente de rétablir l’équilibre entre ce qu’ils disent de nous et ce que nous voulons dire de nous-mêmes.
Mais qui sont donc ces lions ? Tant que les lions n’auront pas leurs historiens, les
histoires de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. C’est l’idée maîtresse du film. L’émigration de la jeunesse africaine, par exemple, est une question qui nous blesse et sur laquelle nous avons un point de vue. Il ne s’agit pas de répéter en boucle que « l’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde », [fameuse phrase de l’ancien Premier ministre Michel Rocard]. Il nous faut dire et faire entendre que pendant les Trente Glorieuses, on est venu nous chercher dans nos villages pour construire l’Europe. Pendant la traite, des millions d’Africains ont participé de force à l’édification des grandes puissances d’aujourd’hui. Il nous faut dire et faire entendre que nos jeunes resteraient dans leur pays, s’il y avait un meilleur équilibre entre culture de rente et culture vivrière ; si les ajustements structurels n’avaient pas cassé nos systèmes éducatifs ; si nos entreprises n’avaient pas toutes été restruc- turées et privatisées. Les milliers d’emplois perdus en Afrique ces 30 dernières années ont été détruits sur prescriptions des bailleurs de fonds internationaux. C’est le point de vue du lion sur l’émigration des Africains. J’ajouterai qu’en d’autres temps, les Européens ont déversé leur trop-plein sur d’autres continents : Amérique, Asie...
L’intégration africaine, le fardeau de la dette, la faillite des États… Êtes-vous le bon messager pour des questions aussi politiques ? La situation est trop grave pour que je me dérobe. Et
il y a des questions que je me pose, et personne ne peut aller chercher des réponses à ma place. Mon album intitulé Président d’Afrique, sorti à l’occasion du cinquantenaire des indépendances a été – pour moi – une occasion de revisiter l’histoire du continent, à travers les discours de ses grands hommes. J’ai mis en musique les discours de Nelson Mandela, Sékou Touré, Thomas Sankara, etc. Je l’ai promu dans une quarantaine de pays, j’ai eu la chance de rencontrer de grands penseurs, tels Amadou Maktar Mbow, Tamsir Niane, ou Cheick Amidou Kane. Ce sont des sages qui ont été à la fois des hommes d’actions et des intellectuels. Je les considère comme de vraies bibliothèques. J’ai donc voulu partager avec le plus grand nombre ce qu’ils ont bien voulu me donner comme réponses à mes questionnements.
Dans Le point de vue du lion, vous montrez des archives rares : des images de discours de Nkwame Nkrumah, Sékou Touré, Thomas Sankara, qui sont très actuelles… Dans un contexte où nous sommes marginalisés et considérés
partout comme des citoyens de seconde classe, je suis très inspiré par ces grands hommes. Leurs propos résonnent encore aujourd’hui. Il faut donc exhumer leurs discours, les images, et permettre aux jeunes de les écouter. Ils peuvent nous rendre notre dignité. Alors que la plupart de nos responsables actuels sont des perroquets qui répètent et des singes qui imitent, Nkrumah, Sankara, Césaire, sont des lions éternels. Parce qu’ils étaient révolu- tionnaires et critiques à l’égard de l’establishment, ils ont été réduits au silence d’une manière ou d’une autre. Le nationalisme africain est toujours un crime pour l’Occident. Nous devons revisiter notre héritage, car il nous donne des raisons d’espérer. Au début des années 1980, Thomas Sankara invitait les pays du continent à ne pas payer la dette s’ils voulaient financer des projets productifs dans leur pays. Il ajoutait que de tels propos pouvaient lui coûter la vie. Cela n’a pas raté. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Votre maison de production s’appelle précisément Studio Sankara. Pourquoi vous lancer dans la réalisation, pourquoi ne pas soutenir des réalisateurs dont c’est le métier ? Nous faisons déjà des clips, des documentaires, des publicités et
certains programmes télé. J’ai bien l’intention d’aider des cinéastes dont c’est le métier et qui ont un vrai talent de réalisateur. Mais je dois dire que la caméra est devenue une passion.
Aviez-vous vu Bamako, d’Abderrahmane Sissako, qui traite des mêmes thèmes, l’émigration, la désespérance, la mondialisation, avec parfois les mêmes intervenants, comme Aminata Traoré. J’ai beaucoup d’admiration pour Bamako, c’est un film que
j’ai vu et revu. Sissako est un « koro » (grand-frère), qui a beaucoup plus de talent que moi en matière de cinéma, sans aucun doute. J’ai beaucoup de respect pour lui. Dans son film, il y a une vraie mise en scène et une véritable écriture cinématographique. Ce que je fais n’a rien à voir. Je me suis à peine préoccupé de la mise en scène. Ma démarche est simple, même naïve. Je me suis focalisé sur le verbe et pas beaucoup sur l’image. Je ne prétends ni à l’objectivité ni à l’esthétique. Mon but est de faire passer un message direct. Je le dis dans le film : « Que l’on ne s’attende pas à une naïve objectivité, notre propos est subjectif… La démarche est révolutionnaire. J’assume ».
Vous demandez aussi au spectateur de pas s’attendre à du Spielberg ou à du Spike Lee, « sur le plan technique et cinématographique ». Je tenais à dire aux professionnels du cinéma que j’ai un
message à faire passer, et à leur demander de me permettre d’utiliser leur art pour m’exprimer. C’est vrai que j’ai privilégié le contenu sur le contenant. La forme n’est pas maîtrisée, puisque c’est ma première expérience. Cela dit, je n’étais pas à Cannes pour faire de la figuration. Je cherche à être entendu et à élargir mon auditoire. Les éléments constitutifs du film sont la série d’entretiens avec les intellectuels que vous avez cités plus haut, et les images d’archives. N’est-ce pas son point faible, puisqu’il y a peu d’images ? C’est un choix : je voulais montrer les visages de ceux qui parlaient, la sincérité qui se lit dans les yeux. L’émotion vient de l’expression des intervenants et de la conviction dont ils font preuve. n
Septembre - Octobre 2011 • NEW AFRICAN • 87
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